Séminaire: Un exemple de bien commun terrestre inaliénable : l’eau !

Compte rendu du séminaire préparatoire tenu à la Maison des trois quartiers Poitiers Lundi 16 octobre 2023.

Intervenants :

  • Sophie Gosselin, Philosophe, autrice de « La condition terrestre » aux Éditions Seuil;
  • Marlène Lecomte, Avocate en droit public de l’environnement;
  • Stéphane Boisselier, Professeur d’histoire médiévale.

Objet du séminaire:

Longtemps, les communs naturels – l’eau, les terres, les forêts – ont été gérés, et préservés comme tels. Malheureusement, nous vivons une ère d’accaparement des ressources, qui conduit à une exploitation souvent synonyme de destruction des communs. Si l’eau se fait rare, il est d’autant plus urgent de recommencer à la gérer ensemble, à la protéger par le droit. Une telle gestion partagée peut être la source d’un renouvellement de nos institutions, plus démocratiques et à même de respecter les limites planétaires. Par une approche philosophique, juridique et historique, les différents intervenant·e·s ont été invités à un éclairage sur les menaces actuelles et futures qui pèsent sur l’eau comme commun. Ont été ensuite évoquées ensuite des pistes de solutions à mettre en œuvre pour garantir la préservation de nos communs pour toutes et tous. Ces éléments seront ensuite rapportés ors du débat de Cluny, confrontés aux réactions d’intervenants n’ayant pas participé au séminaire et lis en discussion avec la salle.


Interventions :

Karim Lapp a rappelé le lien intime qui nous unissait à l’eau, condition de possibilité de la vie et de l’ensemble de nos activités. Condition nécessaire : un Français consomme en moyenne 250L d’eau directe, et 5000L d’eau indirecte quotidiennement, dont plus des deux tiers sont destinés à l’agriculture.
En dépit de cette importance vitale, l’eau reste un bien marchand, qui s’échange et se négocie. De fait, alors que l’eau d’usage direct et la préservation des écosystèmes sont vitaux, les usages agricoles et industriels sont considérés comme prioritaires par les décideurs. C’est donc le rapport à l’eau comme marchandise qui doit être réinterrogé, par une approche juridique, historique et philosophique.

Marlène Lecomte a souligné que les règles de propriété applicables à l’eau dépendent de son origine :
l’eau de pluie tombant sur un terrain, les eaux de source, celles d’un étang peuvent être appropriées – l’eau courante circule quant à elle librement, sans pouvoir être appropriée, contrairement au lit de la rivière. – l’eau de mer est une chose commune.
A l’occasion de la loi sur l’eau, le législateur avait inscrit que l’eau faisait « partie du patrimoine commun de la nation ». Néanmoins, la jurisprudence ne consacre aucune portée normative à ce dispositif juridique.
Si une partie de l’eau reste appropriable, son usage est encadré : l’irrigation peut être limitée, par exemple. Juridiquement, les usages assurant la salubrité et la sécurité publique ainsi que la distribution en eau potable doivent primer ; vient ensuite une conciliation entre les différents besoins des acteurs économiques. C’est pourquoi existent des outils de planification (les SAGE et les SDAGE) pour assurer une gestion durable et équilibrée de la ressource, que celle-ci soit privée ou publique. La gouvernance de l’eau mérite néanmoins d’être réformée afin que le public puisse participer davantage à cette gestion.

Stéphane Boisselier – Professeur d’histoire médiévale. Alors que notre droit actuel est essentiellement tributaire du droit romain, celui-ci a été abandonné pendant le Moyen-Âge. Durant cette période, la notion de propriété des eaux reste très floue : c’est l’usage qui domine.
Le cœur du statut juridique de l’eau se rattache plutôt à la terre : celui qui dispose d’une parcelle a le droit d’utiliser l’eau qui s’y trouve ; des dispositifs sont prévus pour prévenir les pollutions de l’eau des voisins. Dans le monde arabo-musulman, un intérêt particulier se manifeste pour les eaux souterraines.
Il est difficile de savoir si l’eau est alors considérée comme un commun. Elle est certes perçue comme l’état primordial des choses, comme le relate la Genèse. Il arrive tout de même qu’elle soit gérée en commun, par exemple autour des moulins, à partir du XIe siècle, le long de canaux. On note également des exemples de tribunaux pour juger les mauvais usages de l’eau, comme avec le Tribunal des eaux de Valence, tenu par les usagers eux-mêmes.
Le Moyen-Âge connaît également des périodes d’appropriation : dans le Languedoc, au XIIIe siècle, un étang de montagne a ainsi été asséché, avec des tranches de terres attribuées en fonction de l’investissement dans le processus d’assèchement ; l’eau y était pourtant gérée de façon communautaire, et la dite communauté a été expulsée. Il y a là, selon l’historien, une appropriation et une exploitation précapitaliste.

Sophie Gosselin – Agrégée et docteure en philosophie. Le basculement écologique que nous vivons aujourd’hui dessine une nouvelle relation à l’eau. Ce basculement de l’anthropocène invite à quitter le paradigme anthropocentrique. Les « Peuples de l’eau » ne revendiquent pas un territoire : ce qui fait peuple n’est pas une unité territoriale ou un collectif humain, mais la préservation de communs.
Depuis Locke, les droits de la nature ont été oxymoriques : la nature était ce qui n’avait pas de droit, ce sur quoi s’exerçaient les droits des humains. Ces « nouveaux » droits ne sont pas portés par des mouvements écologistes, mais par des collectifs autochtones, qui reconnaissent la personnalité d’êtres naturels, comme les rivières pour les Maoris.
Mais pour nous, qui n’avons pas ces catégories conceptuelles, la reconnaissance d’une personnalité juridique pour des êtres naturels, comme des cours d’eau, conduit à transformer nos représentations et nos institutions politiques. Des mouvements apparaissent ainsi, par exemple dans le bassin de la Loire (le Parlement de Loire) ; pour ne plus se considérer comme Français ou Tourangeaux, mais habitant du bassin de la Loire.
Ces nouveaux dispositifs sont nécessaires, étant donnée l’inadéquation de ceux existants au respect des communs. Par exemple, pour les comités de bassin, la norme reste économique ; et tout le monde vient y participer pour défendre son intérêt. Une nouvelle gouvernance est à inventer.

Conclusion provisoire : Lisa Belluco

Le changement climatique renforce les tensions sur l’eau, et nous oblige à réinterroger les modalités de sa gestion. D’autres ailleurs ont respecté cette eau comme une personne – et ont réussi à la préserver. Si leur représentation du monde, et le rapport qu’ils entretiennent avec lui peuvent sembler éloignés de la nôtre, le détour médiéval montre que d’autres avant nous l’ont géré en commun ici – avec succès. L’émergence de l’État-Nation, de la logique de marché et du mythe de la nécessité d’industrialiser l’agriculture pour nourrir la population ont justifié toutes les violences à l’égard de la paysannerie traditionnelle, et conduisent aujourd’hui à une appropriation illégitime de l’eau. Une alternative politique doit émerger.

Temps d’échange avec la salle :

Sur l’évolution de la réglementation sur l’eau, Lisa Belluco a confirmé que notre droit était l’un des plus ambitieux au monde – si seulement il était appliqué. L’enjeu est donc de faire en sorte que les services de l’État, et en premier lieu le préfet, appliquent les lois en vigueur. Pour cela, il faut construire un rapport de force politique. En outre, il faut également sanctuariser les zones de captage, pour qu’il n’y ait là aucun pesticide épandu.

Sur les instances pour défendre l’eau devant la justice, Sophie Gosselin a rappelé l’importance de renouveler nos instances démocratiques, et de quitter notre paradigme anthropocentrique.

Sur l’origine des communs, Stéphane Boisselier a noté que la notion revenait depuis 20 ans dans le débat académique et politique. Des communs ont largement existé jusqu’au début de l’ère industrielle ; certains considèrent même que c’est pour gérer ensemble ces communs que des communautés d’habitants se sont formées, jusque dans les villes.